Annie-Roxane Maurer, l’éclaireuse pudique
Les premières fois où nous la vîmes, c’était aux balbutiements de Bérénice, petite maison d’édition indépendante, qui réunissait des individus animés d’idéaux et aux caractères si dissemblables. Nous étions essentiellement un groupe de mecs au-dessus de tout soupçon, cela va sans dire. Au mitan des années quatre-vingt-dix, soit à la toute fin du XXème siècle. C’était hier, déjà. Elle était peintre. Le temps a fait que nous mesurons, un peu plus aujourd’hui, qu’elle était plus que cela. Elle était âme. Muse, elle l’était aussi, avec ce petit quelque chose, ce petit rien qui nous éclairait. La petite lampe d’argile du poète qu’évoquait Saint-John Perse, elle l’avait en elle, au fond de ses yeux clairs.
Nous l’appelions Annie. Nous l’avons connue, côtoyée. À l’occasion des rencontres et des discussions sans fin que nous pouvions avoir entre Béréniciens de la première heure, puis au fil de ses collaborations avec les auteurs de nos livres. Proche, elle l’était. Avec Laurent, mon compagnon, nous eûmes de longs et grands moments de partage et d’intimité amicale avec elle. Elle avait une allure de vestale étonnée à l’élégance fragile, coiffée d’un bibi aux couleurs sobres, prête à raviver la flamme de l’art au feu de toutes les mythologies, d’hier et d’aujourd’hui, d’une voix blanche, un rien monocorde, un peu voilée, qu’elle gardait toujours égale et douce avec nous. Son sourire dessinait sur son visage d’une transparence laiteuse une timidité qu’elle retenait à peine comme si, finalement, elle ne pouvait se sentir entièrement à sa place. Une imperméabilité feinte, une présence lointaine, une distance que son regard aussi limpide que l’eau et le ciel réunis abolissait.
Cela je l’observais dans la manière qu’elle avait de se tenir, de s’asseoir, de se poser toujours de manière très droite, jamais de relâchement, d’affaissement, des gestes minimalistes, qui chez d’autres auraient été jugés étriqués mais qui, chez elle, rendaient compte d’une personnalité intériorisée à l’extrême. Elle portait cette part d’infini propre à tout créateur. Recherche sans équivalence parce qu’elle ne saurait jamais être très justement dite et comprise, et que l’approche, me semble-t-il, qu’elle avait de son art, si elle pouvait se différencier de celle d’avec les humains, n’en était pas moins marquée par une droiture sans égale. Oui, il y avait une rectitude en elle, qu’elle portait, dans les emballements qui pouvaient la soulever comme si, d’un coup, elle se fut immergée en totalité dans ce qui provoquait ses admirations, ses fascinations, ses reconnaissances mais aussi ses colères, ses mises à l’index, ses refus têtus qui, si on ne la connaissait pas, auraient passé pour des outrances. C’est qu’elle était animée de tout ce que le siècle, qui l’avait vue naître, conservait irrémédiablement de traumatismes en tous genres, de douleurs, de peurs, de démissions, d’attentes trompées, de déceptions mais aussi d’incroyables trouvailles et de défis. Elle était à l’affût comme l’animal sauvage cherchant sa pitance du jour. Son esprit aiguisé guettait la perle rare qui l’interrogerait plus avant, la positionnerait avec plus de force encore dans son art.
Peindre fut la grande affaire de sa vie. Son choix primitif. Nous eûmes, avec Laurent, la chance de la voir dans son élément naturel. Je me souviens d’un atelier sur les hauteurs de Belleville, au plus haut d’un immeuble qui donnait sur un carré de ciel, qu’elle quittait. Nous l’avions aidée, ce jour-là, à transporter ses derniers effets de peintre, notamment des tableaux, des esquisses, des cartons de dessins, destinés à son nouvel atelier qu’elle s’aménageait au cœur de Romainville, dans un vieil immeuble au charme discret et désuet. La retrouver sur son lieu de peinture, c’était entrer dans le saint des saints. Si je ferme les yeux je la revois dans sa large blouse blanche, nous accueillant à son 2ème étage, dans la petite entrée qui ouvrait sur le couloir, la toute petite cuisine et les autres pièces où s’organisait tout son travail. Des murs blancs, un rien de monastique dans le désordre apparent. Un côté spartiate pour rendre compte d’une exigence, d’une quête. Elle aimait faire connaître ceux et celles qu’elle aimait et qu’elle plaçait très haut dans son panthéon personnel.
Elle cheminait beaucoup dans le Paris du maquis des expositions, des plus grandes au plus confidentielles. Elle aimait l’Italie. Cela suffit à imaginer toutes les sources d’inspiration qui étaient à l’œuvre dans son travail. Femme sous influence, sans aucun doute, qui devait tant aux maîtres intemporels, et quel bonheur de la sentir vibrer à l’évocation d’un tel ou d’un tel. Elle m’avait convaincu de l’accompagner pour une exposition Pierre Soulages dans une grande galerie d’art. Elle avait décidé qu’il y avait urgence. Plus pour moi que pour elle. Sur place je ne la quittai pas d’une semelle, absorbé que j’étais plus par le spectacle insolite qu’elle donnait, une Annie littéralement estomaquée par ces immenses toiles où se déclinaient toutes les nuances du noir, toutes les matérialités de l’exécution, les lignes, les horizons qui se découvrent à se laisser happer, hypnotiser par la peinture du maître. Elle s’esclaffait – nous n’étions que peu nombreux ce jour-là – laissant surgir plus que l’admiration mais plutôt une joie profonde et enfantine que je mis au compte d’une mystique inébranlable, d’une foi manifeste en la peinture, d’une déclaration d’amour, qui éclataient devant moi, en ces instants partagés et ce jour-là. Je lui sais gré, des années plus tard, de cette journée qui m’accompagne encore dans le souvenir que je convoque aujourd’hui d’elle.
Elle était aussi attachée aux lieux, à ces improbables territoires et aux terrains ancestraux, constitutifs d’un legs, d’une mémoire commune, que l’artiste décèle et fait sien au premier coup d’œil. Elle exposa un mois durant, à la galerie de l’If à Elne, dans mon Roussillon natal, à la suite de la collaboration que nous eûmes autour du poème Agulla. Elle passait des heures sur les remparts de la vieille cité à dessiner, face aux Pyrénées, traquant la lumière comme bien avant elle Terrus, Matisse, en cet endroit. Et puis il y avait Venise à laquelle elle accordait la part belle. Elle fut à l’origine de notre amour immodéré que nous portons à la Sérénissime découverte tard dans notre vie, sur ses instances. C’est peu de dire qu’elle dessilla nos yeux, qu’elle élargit notre vision. Elle bataillait sur les grandes questions de l’art, sa responsabilité, sa transmission, sa charge symbolique et sa force tellurique. Au fil de l’eau des canaux de Venise, sur la lagune, où nous revînmes, en différentes saisons, alors nous pensions à elle, à la femme intensément libre à l’image d’Artemisia Lomi Gentileschi, et je veux croire que sur l’île de San Michele, à présent, elle s’y accordera longtemps encore des échappées belles, qu’elle s’y perdra, cheveux au vent, en grande vadrouille. Avant qu’elle ne nous fausse compagnie, que la vie ne décide de l’éloigner de nous tous, nous la découvrîmes dans sa maison de Genouilly. Nous ne connaissions pas le Cher. Elle nous fit ce cadeau. Ce coin de France lui allait si bien. Elle s’y était réfugiée pressentant, déjà, l’exil définitif qui la séparerait du monde qu’elle aimait par-dessus tout. Dans cet ancien relais de poste, elle y avait son atelier de travail. Sa curiosité, sa bienveillance pour les amis, son souci d’accompagner les autres, de les aider, de les faire connaître, motiva l’ouverture d’une galerie - l’atelier 22- là où elle avait choisi de vivre désormais. Elle y organisa les premières expositions.
Je lui avais fait découvrir Jacques Hippeau (1925-1996), que je connus à Carcassonne. Elle fut saisie par la beauté et la profonde humanité de son travail. Elle fit en sorte, par des liens qu’elle conservait avec une amie danoise, d’intercéder et de faciliter la tenue d’une exposition de son œuvre, dans la galerie que celle-ci reprenait à deux pas de la salle Drouot. Ce fut un moment joyeux. Elle s’y montra égale à elle-même, toute absorbée par la découverte des nombreuses toiles qui y étaient présentées. De là lui vint le choix d’exposer l’ensemble des riches tapisseries de Jacques Hippeau dans l’ancienne salle des grains à Genouilly. Elle en fut la cheville ouvrière et eut le sentiment du devoir accompli à l’égard d’un peintre qu’elle affectionnait et qui méritait d’être largement connu du public et reconnu par ses pairs. Elle eut avec d’autres artistes des proximités fortes. Je songe aux nombreux poètes auxquels elle apporta son soutien, sa connivence rieuse, à la photographe Lydia Belostyk et aux correspondances-clichés qu’elles établirent. À la superbe exposition en septembre 2014 à l’usine Desoulhières de Foëcy où ses recherches graphiques et ses tags avoisinaient les sculptures de Yo et les photographies de Jacques Pinier. À l’exposition en 2015 avec le beau travail croisé présenté à l’espace Roxane Maurer, des Signes de Nicole Courtois et des Humanités d’Annie-Roxane Maurer,
Dans les derniers temps, elle envisageait, avec ferveur, d’accueillir de jeunes talents. Le temps lui a manqué. Les idées, elle les ramassait à la pelle. Nous gardons précieusement, au fond de notre cœur une reconnaissance émue. Je lui dois la qualité, la beauté des livres dans lesquels elle m’a accompagné par son travail, les splendides couleurs à la Chagall qu’elle jeta sur le papier pour un dernier ouvrage. Laurent fit les encadrements de toute une exposition pour elle. Dessins érotiques sur des poésies inavouables de Jehan Van Langhenoven « Urbanus Erectum ». Elle créait la complicité en quelques mots simples et rassurants. Tout redevenait possible avec elle. C’est au nom de ce possible que nous avons décidé avec Laurent de répertorier l’ensemble de son œuvre. Valère nous a laissé carte blanche. Nous nous y sommes plongés, à quatre mains, avec la foi du charbonnier, dans la conviction que, s’agissant d’une femme peintre de cette trempe, il n’y avait d’autre solution que de foncer tête baissée afin que lumière lui soit rendue. Il nous a semblé que cette femme qui marquait de son empreinte ceux qu’elle approchait et accompagnait, continuerait à être des nôtres par l’œuvre accomplie. C’est le sens de notre travail, de répertoire, de mise en forme et de photographie auquel nous avons procédé. Tout du long nous avons eu des moments où nous devions nous encourager mutuellement car la matière à laquelle nous nous confrontions, le maniement des tableaux, la découverte des dessins, les essais des derniers mois, avec des matériaux textiles, qui étaient posés, là, dans l’atelier comme s’ils eussent été interrompus la veille, avait de quoi nous remuer au corps, nous bouleverser. Paradoxalement, nous eûmes aussi des moments de francs fous rires au rappel que ne manquaient pas de faire naître en nous, les promenades avec Annie, dans la campagne environnante, le long du Cher, à la brocante de Graçay, à Massay, au musée de l’ocre à Saint-Georges-sur-la-Prée, à la galerie Capazza à Nançay, à la collégiale de Saint-Outrille avec son clocher tors, notre dernière sortie avec elle. Elle aimait nos deux petites bêtes, Pitou, le fringant Cavalier King Charles, et Bricole, la rondelette petite carlin. Elle avait deux chats. La mémoire d’elle est étroitement liée, en ces lieux, à l’accueil que nous réservait Brigitte Andrivet, à ces moments de retrouvailles et de détente où la journée s’attarde sur les choses simples de la vie. De par sa nature, de par la maîtrise qu’elle avait atteinte, elle favorisait, en éclaireuse pudique, une approche de la peinture pour ceux que l’existence difficile empêche de se confronter à l’intimité troublante que l’art réveille, au creuset des attentes.
L’important était de mener à terme ce qui nous paraissait devoir, tout au moins, régler notre dette envers elle, tout au plus, témoigner d’une amitié fraternelle et artistique jamais démentie.
Francis Vladimir, le 31 octobre 2021