Je me souviens d’elle. D’abord en tant que compagne de l’écrivain Valère Staraselski, que j’avais sollicité d’une dédicace avec mon ami Claude en 1989, pour le bicentenaire catastrophique orchestré par la majorité politique d’alors, un camp insane plongé déjà uniquement dans la « com » et l’abandon du peuple, mais que nous n’avions su alors déceler ; nous venions de Lyon pour la fête de L’Humanité. Mais c’était avant…
J’ai dû rencontrer Annie peu de temps après que nous ayons monté à quelques-uns, avec Francis, Brice, Gilles, la maison d’éditions associative des éditions Bérénice, que Valère a soutenue par son mentorat des années durant. C’était en juillet 1995, il y a de cela une éternité. Dès 1997, nous avions fait appel aux talents d’Annie pour illustrer une couverture d’ouvrage. Je me souviens très bien : il s’agissait du livre de nouvelles collectif L’air du temps, le 4ème que nous ayons édité… Je me souviens des débats qui avaient secoué la réunion de ce jour où nous voulions choisir la couverture de ce livre qui a très bien marché. Annie avait proposé un portrait très violent, d’un personnage décharné, presque écorché vif, aux teintes bleutées et violacées. Mais sans aucune forme d’aspect morbide ou mortifère ; seulement une mise à nu. Je me souviens bien avoir sévèrement bataillé pour imposer à mes amis unanimes le choix de cette peinture. Je n’ai pas cédé. Ce que j’aurais dû faire plus souvent peut-être ultérieurement… Ce portrait était d’une grande beauté. Une mise à nu que j’ai toujours considérée d’abord comme ou celle de l’auteur.
Annie a ensuite, au fil des années qui ont suivi, illustré d’autres livres, le plus souvent des œuvres collectives. Je regrette aujourd’hui que l’on n’ait pas songé à recourir systématiquement à ses services pour chacun des 120 ou 130 et quelques ouvrages publiés de 1995 à 2012. L’évidence ne l’est jamais !
Annie variait ses talents et maîtrisait sa technique orchestrée dans un imaginaire particulier : le sien. Son univers constituait un modèle à part.
Je me souviens aussi d’elle et de son visage rond, de ses yeux clairs et de sa mèche blonde ; elle n’a pas changé beaucoup physiquement durant toutes ces années. Arborant une beauté féminine intense, faite de retenue et de liberté.
Annie était aussi un réel mystère ; souvent je l’appelais au téléphone pour l’inviter aux réunions. Elle avait la parole posée alors que le vin coulait souvent à flots. Son propos était sans appel et elle participait en observant les jeunes hommes trentenaires enflammés que nous étions, naïfs, et emportés ; mais nous étions bien vivants. C’étaient encore les années 1990, années encore de liberté. Nos conversations au téléphone étaient empreintes d’une gêne, de silences mais qui permettaient à l’imagination de jouer, de franchir des limites que trop souvent l’on s’impose dans une forme d’autocensure générée par notre société de classes et de roturiers. Justement, notre objectif commun d’exister dans toutes les formes de l’art consistait d’abord à se donner l’autorisation de vivre notre expérience d’artiste et de voir concrétiser nos talents, même s’ils étaient si infimes.
Notre reconnaissance commune fut notre légitimation, source de soutiens indéfectibles et d’amitiés. C’est peu mais je reste persuadé que ce fut une très importante expérience pour nombre d’entre nous.
L’absence de soutiens institutionnels nous a certainement manqué à la plupart pour vivre réellement la dimension artistique de nos existences. Ce que nous avons alors réalisé, nous l’avons construit en toute liberté. Ce n’est plus le cas depuis les années 2005-2010 avec notamment la fatwa lancée déjà contre Robert Redeker qui a subi parmi les premiers les contrecoups du fascisme islamiste. Ce moment fut certainement la fin de notre aventure éditoriale puisque, depuis, la répression collective est en marche, puisque la censure existe de fait, puisque nous vivons cette intolérable expérience de déni politique et une guerre civile qui ne dit pas son nom, après les morts horribles de Cabu, Charb (qui nous avait donné plusieurs dessins pour illustrer des essais politique et culturels édités par nos soins) et Wolinski, qui, lui, avait dessiné le faire-part de naissance de ma première fille.
Et puis il y a eu Charlie, le Bataclan, les attentats de Paris, de Nice et j’en passe…
Annie a eu, elle, par contre, la volonté de s’imposer et de vivre son art ; c’est pour cela qu’elle était une aristocrate dans un camp populaire qui ne l’a pas assez reconnue. Car dans toutes les couches de la société française, l’adoubement complice de ceux qui détiennent le pouvoir participe à l’exclusion de fait de tous ceux qui veulent marcher sur leurs plates-bandes.
Je me souviens aussi de mon étonnement quand elle m’avait montré des photos d’elle plus jeune, habillée et coiffée à la punk ! Si 15 ou 20 ans plus tard elle ressemblait bien plus à une bourgeoise des beaux quartiers, elle avait compris les codes et artifices de la représentation, pour être présente dans les expositions où parfois elle montrait ses travaux, selon des thématiques qui toujours surprenaient : l’érotisme fut une thématique où elle a osé s’exposer. J’admire le courage des artistes qui jamais ne se censurent.
Annie était souvent silencieuse, souvent en marge, souvent contemplative comme une religieuse à son écoute, de son corps et de son âme, avant que de traduire le cours de sa pensée sur le papier ou la toile.
L’écriture est un exercice beaucoup plus facile en comparaison même si le travail doit s’imposer ; par contre, la peinture demande préparation, esquisses, projets souvent avortés et du temps ! que trop souvent je ne me suis pas autorisé personnellement à me donner. Peindre participe de l’art du temps long. Et de la simplicité car ce facteur révèle toujours le talent. Dessiner et peindre l’évidence. Mais comparaison n’est pas raison.
Annie m’a dessiné ainsi que ma femme, avec des portraits justes qui ont traduit le cœur et l’âme, avec des couleurs qui en font aujourd’hui de fidèles portraits de ce que nous fûmes alors.
Avec Annie, il était impossible d’évoquer des conversations trop intimes et notre petite différence d’âge m’empêchait de la questionner sur son passé, dans le cadre d’une frontière qui s’était fixée sans que cela ne dérange d’ailleurs quiconque mais dans une pudeur et une attente peut-être du moment et du hasard qui font qu’un dialogue peut un jour s’établir, se construire ou s’esquisser.
Il nous aurait fallu pour cela plusieurs années encore, ou plutôt plusieurs décennies pour apprendre à se dompter ou se découvrir.
La vie est absurde. Tant de moments de doutes, de souffrances et d’espoirs pour que tout s’éteigne subitement. Heureusement il restera nos œuvres, si elles ne sont pas oubliées par les générations qui vont venir.
Annie avait illustré de petits dessins en noir et blanc le petit livre de poésie réalisé avec Bernard Giusti et Thierry Renard. Là aussi la couverture ensanglantée d’un corps déchiré correspondait parfaitement au projet du livre Chaman, dont j’avais eu l’idée, moi, le plus grand poète français de ce siècle… avec mes cent quatre-vingt-seize centimètres. Nos poésies croisées relevaient du champ de la nature et des oiseaux ainsi que de l’amitié des pierres.
Annie n’a pas voulu que je vinsse la voir dans le Cher au moment où ses ultimes forces l’abandonnaient. Elle avait atteint un âge où aucun miracle n’était possible, hélas. J’avais vécu la même expérience lors des derniers instants de Mylène Martinez, partie, elle, à 49 ans. Toutes les deux se ressemblaient, mais autant l’une était blonde que l’autre arborait une chevelure de jais. Elles n’avaient pas eu d’enfants et avaient vécu en communion sacrée avec leur art qui les définissait plus que toute autre chose.
Annie a eu le courage de créer, de dessiner et peindre en suivant son instinct, en imposant son travail à ceux avec qui elle eut le loisir de l’avoir partagé.
J’ai vraiment fait ce que j’ai pu en l’associant au maximum pour tous les projets de livres auxquels elle collabora. Je n’ai jamais regretté ma décision. Ses œuvres se sont toujours naturellement imposées. C’est moi qui souligne.
Annie est partie mais reste bien entendu présente, malgré le souffle des années qui ne nous épargne pas. Mais la mort n’a pas gagné. Ses tableaux d’écorchée vive reflétaient la vie dans toutes ses dimensions. C’est évidemment avec l’expérience que l’on peut se dire qu’on aurait pu faire mieux, ou en moins pire. L’expérience est un fardeau qui propulse le fléau de la balance parfois du mauvais côté. Le temps donné est ce qui nous permet de nous corriger. Le temps est injuste.
Tant que ses dessins et tableaux subsisteront, Annie sera là ; essentielle.
Jean-Michel PLATIER, le 31 octobre 2021