Roxane Maurer

Artiste peintre – 1960-2014

Roxane, ma sœur... — par Christian Rome

La première fois que je te vois.
Tu es assise au fond d’un canapé, les bras croisés, tu as l’air d’une étudiante, attentive, discrète. Je découvre un visage aux courbes douces, des cheveux blonds mi- courts, un regard d’un bleu transparent empli de bienveillance.
Autour de toi, un petit groupe d’hommes et une seule femme. Ils s’agitent, palabrent, argumentent avec passion sur la littérature, l’art, la politique. C’est une réunion du Collectif Bérénice, une maison d’édition associative composée de membres qui croient dur comme fer à la culture comme moyen de résistance à l’aliénation et considèrent la littérature et l’art comme un outil d’émancipation de l’homme. Il y a donc Chantal, Francis, Laurent, Brice, Darius, peut-être déjà Bernard et Paul. Ils entourent Jean-Michel, le responsable de l’association, qui, de sa haute taille, fédère tout ce petit monde, constitué de personnalités fortes et singulières. Tu m’apparais, Annie, comme la petite sœur de la bande dont la présence apaisante semble calmer les poussées viriles de tes compagnons, emportés dans des débats vifs, et passionnés. Mais tu es aussi l’artiste du groupe. Tu crées des œuvres pour les premières de couverture des livres publiés par l’association. Je découvre la couverture du recueil L’Air du temps, que tu as composée ; je suis frappé par la violence du trait, par ce visage déformé par la souffrance, qui contraste avec la douceur qui émane de toi.

Une autre fois.

Tu m’attends au fond d’un café. Moulée dans un imperméable, les jambes croisées, tu m’évoques un de ces personnages féminins des années quarante ou cinquante qui peuplaient les écrans de cinéma dans des atmosphères de « quai des brumes ». Il se dégage de toi, quelque chose d’énigmatique. Derrière ta féminité, ton érotisme discret nimbé de romantisme, on sent brûler la passion. On se rencontre pour parler de la couverture de mon premier roman que Bérénice a accepté de publier. Nous faisons mieux connaissance. Fille d’ouvriers, une mère gardienne d’école, un père conducteur de métro, tu as suivi, tout en travaillant pour gagner ta vie, des études qui t’ont conduit à exercer comme psychologue scolaire. Mais tu es aussi licenciée en Arts plastiques et en Histoire de l’Art et titulaire du diplôme de l’Ecole du Louvre.

A travers nos échanges je découvre une femme de caractère, fidèle à ses origines sociales à ses convictions politiques, qui a su trouver, malgré les difficultés, la voie, le chemin qui mène à l’affirmation de soi. J’aime la façon dont tu parles de la création artistique, de ton désir de la partager avec d’autres. Dans celle qui me parle, là, au fond de ce café, je devine une autre femme. Cette femme s’appellera bientôt Roxane.

Tu ouvres la porte.
Face à moi, un regard noir me happe. Un regard de panthère. Un visage de femme qui, au milieu d’une crinière échevelée, exprime tout, colère, blessure, sensualité, tendresse. Tu as placé la toile juste en face de la porte. Mon regard va de la toile à ton regard à toi. Tu me souris.
Nous passons un moment à examiner toutes les œuvres, des portraits de femmes, que tu me proposes pour mon livre. Ou peut-être faisons-nous semblant, car je reviens sans arrêt sur celle qui a capté mon regard. C’est celle-là. C’est aussi celle que tu avais choisie. Que tu as placée volontairement face à moi. Tu as tout compris, tout saisi. Ce portrait synthétise les sentiments profonds des quatre personnages féminins du roman. Ce sera la couverture de mon livre La Danse du Jaguar.

Ce tableau est aujourd’hui au-dessus de mon bureau.
Au passage, je viens de plonger dans ton univers d’artiste. Une partie de cet univers. Avec ces visages de femme peints dans l’expression de la détresse, de la douleur, de la sensualité, de l’amour blessé.
C’est aussi le début de notre amitié.

Le temps passe.
Tu feras la couverture de mon deuxième roman. Et d’autres encore pour Bérénice. Et ton art surtout ne va pas tarder à éclore, à se développer. Et bientôt Annie devient Roxane. La chrysalide se transforme en papillon, ouvre ses ailes, prend son envol, affirme son statut d’artiste. Tu collabores avec des écrivains et des poètes. Si la peinture, le dessin, les aquarelles forment le socle de ton art, tu te frottes à d’autres moyens d’expressions, l’écriture, la photographie. Le groupe de Bérénice se disperse et nous nous voyons moins. Mais tu restes fidèle. Fidèle à tes amis, aux fortes convictions qui t’animent. Et à ton art que tu souhaites partager.
Une première fois, le mal te frappe. Tu l’affrontes avec courage, le tiens à distance. Valère, ton compagnon, a acquis une maison dans le Cher, à Genouilly, qu’il retape. Pour toi, c’est l’occasion. Tu quittes Paris. Pour accomplir un rêve. Et c’est la naissance de l’Atelier 22, un lieu d’exposition que tu animes. Là tu te lances dans une activité artistique débordante. Ton œuvre s’élabore. Tu crées, tu exposes tes œuvres et celles d’autres artistes. Tu as trouvé ta place. Annie, la femme secrète, pudique, révèle Roxane, la femme passion, la femme douleur, la femme amour, l’âme sœur qui nous touche au plus profond.
Sans doute es-tu heureuse, Roxane. Mais le mal, le mal maudit qui emporte sans pitié les gens qu’on aime, revient. Tu luttes, tu le tiens à la gorge, en lui opposant la force vive de la création.

La dernière fois que je te vois.
C’est lors d’une signature, chez un libraire/éditeur.
La petite sœur de Bérénice n’a pas changé. La douceur, la passion intérieure, la force des convictions. Et le courage pour cacher l’angoisse.

La dernière fois que j’entends ta voix.
Un peu rauque, mais pleine de vie. C’est au téléphone. Tu es intarissable. Tu as des projets, plein de projets, d’expositions, d’événements. A fond, dans la vie, la création. Comment pourrais-je imaginer que la maladie est en train de refermer sur toi ses griffes mortelles ?

J’ai eu de la chance.
Je n’ai pas vu ton visage, ton doux visage, déformé par la fatigue et la douleur. Je te revois encore, petite sœur, tel que je t’ai vue la dernière fois : douce, lumineuse, habitée par la grâce.
Je regarde le tableau, au-dessus de mon bureau.
Le regard de cette femme, c’est aussi le tien.
Tu me souris. Comme pour me consoler.
Et je me sens submergé par un flot de tendresse.
Et de chagrin.

Christian Rome