Se glisser sous la peau des mots
à Annie-Roxane Maurer,
pour mémoire
« Nue effacée ensommeillée
Choisie sublime solitaire
Profonde oblique matinale
Fraîche nacrée ébouriffée
Ravivée première régnante
Coquette vive passionnée… »
Paul Éluard, Poésie ininterrompue
Dorénavant, je n’oserai plus prononcer
ton nom,
et mon cri restera muet.
Et mon cri restera muet.
Tu avais su donner un peu de soleil à nos élans.
Tu avais su rendre publique
notre parole.
Tu avais su porter plus haut notre chant.
Et aussi plus loin,
bien plus loin que le jour,
nos aveux d’impuissance
et nos désirs les moins convenus.
Tu étais l’épouse du geste,
du plus commun au plus singulier.
Nous étions devenus frères en insoumission.
Ton talent débordait de toutes parts.
Tes peintures, tes dessins, tes images,
jamais n’ont manqué
leur cible promise.
Toujours se tenaient cachées,
derrière ton œuvre ordinaire,
toute la force du poème
et une immense charge érotique.
Pour toi, la nudité des corps n’était pas trompeuse.
Pour toi, l’ombre et la lumière
étaient deux versants d’un même feu.
Pour toi, il y avait toujours
l’amour, la révolte, la poésie…
Et, encore,
les mille souffles de la liberté.
Les mille souffles de la liberté.
Maintenant, mon amie disparue,
Il s’agit de
se glisser sous la peau des mots,
dans les draps froids de l’alphabet.
Il s’agit de rêver,
de rêver peut-être,
dans les bras des lettres.
Se glisser sous la peau des mots.
C’est tout.
Et c’est tout simple, finalement.
Mais se froisse-t-elle, se plisse-t-elle,
mon amie disparue,
la peau des mots devenus silencieux ?
*
Après une fin de siècle obscure,
nous connaissons tous
de nouvelles cicatrices.
Pour résister, il nous faut
aller chercher d’anciennes gloires.
Il nous faut remettre
au goût du jour
la justice et l’égalité.
La jeunesse ne doit pas
être une cause perdue.
Si le poème compte
atteindre son but, il lui faut tout d’abord,
pour cela,
apprendre à désobéir.
Ma fille, un jour,
a eu ces mots : Feu à bord bientôt !
J’ai trouvé que c’étaient les bons mots.
Écrire sur un coin de table
et au milieu du bruit, c’est
déjà écrire. Et c’est beaucoup mieux
que d’rien faire du tout.
Écrire, c’est aller dans le monde sans
courber le dos. Écrire, c’est vivre.
Et c’est bientôt.
En 2004, avec quelques amis, rares,
Bernard Giusti, Annie Maurer,
Jean-Michel Platier, Sonia Viel
et Valère Staraselski,
nous avons mis à l’ordre du jour
une « autre » théorie actualiste.
Depuis, sur nous le temps a passé.
Depuis, le temps passe toujours aussi vite.
Et il est toujours aussi précieux.
L’art pour l’art connaît des limites.
Nous ne sauverons personne
du désastre. L’art pour l’art
est une invention de l’esprit
destinée aux cœurs les plus secs.
Le grand désordre des jours
partout est annoncé.
Feu à bord,
feu à bord bientôt !
*
Nous, enfants du chemin et de la liberté
à Valère Staraselski
« — Vous avez été, en effet, à plusieurs reprises, le symbole de l’espoir. »
André Malraux, Les chênes qu’on abat…
la distance le piège
refermé
les oublis successifs
de soi
la morosité poreuse
la revanche mal assumée
les exploits du dimanche
matin
la grande fatigue
après l’effort
humain
– trop humain
l’abandon de l’esprit
la distance l’écart
l’insoutenable mépris
l’interminable silence
les aveux les preuves
et toutes les traces
aussi
l’importance de l’enjeu
les mots toujours prémonitoires
l’écho la voix
les bruits de la pluie
les changements du monde
les défaillances de l’âme
ou l’attrait du vide
après les derniers combats
les exils forcés
les voyages au long cours
la perte des valeurs suprêmes
et de la transcendance
après les impasses de la route
et après
encore
toutes les heures de solitude
j’ai fui mon royaume
je n’avais pas
d’autre choix
sans aucun doute
suis-je
enfant du chemin
et de la liberté
tout de même
passé à côté
de ma première vocation
clown acteur
poète populaire
artiste de variétés
et ce n’est pas
seulement
le monde naturel
qui dans l’âme excite
vibrations et émotions
c’est surtout
peut-être
le monde social
le monde social
la distance l’effroi
la panoplie du pauvre
ses mots balbutiés
ses rêves empêchés
les injures les mensonges
de la nuit
la nuit de l’homme
perdu fatigué
tenu à l’écart
de sa source
bien souvent
j’ai mené ma barque
comme un égaré
franchissant les étapes
à reculons
mais moi je me souviens
de la source inépuisable
et des sommets
atteints durant l’enfance
je me souviens
de qui déjà je fus
d’où je viens
de ces instants volés
à la chute
la vertigineuse chute
des temps de l’existence
si brève
si brève
si brève
Andance
Saint-Étienne-de-Valoux
Auberge de Thorrenc
pour l’anniversaire de Sonia
avec aussi Carla
Annonay par Ozas
avant que tout s’en aille
que tout s’efface
que tout s’oublie
sur la page
tomber en amour
le cerveau en butte
en lutte avec la finitude
j’avais une amie peintre
Annie Maurer
nous avons souvent dialogué
et elle m’a rendu
à la nature
roches rocaille collines
plaines et vallées
montagnes et mer
grands arbres des forêts
oiseaux fous de passage
ruisseaux torrents et rivières
tout est redevenu
en moi
comme avant
comme avant
maintenant je marche
c’est presque
la fin d’un hiver
je marche
sur la corde raide
[Vers extraits de plusieurs recueils, parus, en cours ou inédits, revisités pour l’occasion, le mardi 30 novembre 2021, à Vénissieux]
Thierry Renard